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Littérature classique africaine

Littérature classique africaine

RFI

La littérature africaine est au sommaire du programme des week-end pendant la période de confinement. Rendez-vous samedi et dimanche avec Tirthankar Chanda, qui revient sur quelques-uns des grands classiques de la fiction africaine contemporaine. Pourquoi faut-il lire ou relire Chinua Achebe, Mariama Ba, Mongo Beti, John Coetzee et les autres ? Le roman africain à l’honneur sur la radio mondiale.

40 - «Retour au paradis», par Breyten Breytenbach
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  • 40 - «Retour au paradis», par Breyten Breytenbach

    À la fois écrivain et peintre, Breyten Breytenbach est un homme aux nombreux talents. Né en Afrique du Sud en 1939 et exilé en France depuis 1961, il est l’auteur d’une œuvre protéïforme, partagée entre poésies, romans, essais et journaux de voyage. Retour au paradis qu’il a écrit suite à un voyage en Afrique du Sud, sur le modèle d’Une saison en enferrimbaldienne, est l’un de ses plus beaux livres, nourri d’inquiétudes sur l’avenir de son pays pourtant libéré du fléau de l’apartheid.

    Retour au paradis du Sud-Africain Breyten Breytenbach est un «  travelogue  », racontant les allées et venues de l’auteur entre son pays natal, l’Afrique du Sud, et son pays d'adoption la France dans les années 1980-90. C’est aussi un journal intime, comme le suggère le sous-titre du livre : « Retour au paradis. Journal africain  ».

    Diptyque littéraire

    Retour au paradis fait partie d’un diptyque littéraire dont le premier volume paru dans les années 1970 a pour titre Une saison au paradis. Placé sous le signe d’Une saison en enfer de Rimbaud, ce premier texte, composé de notes de voyage, de souvenirs d’enfance, de réflexions, de poèmes, avait été inspiré au poète par son retour au pays natal après treize longues années d’exil.

    Le jeune Breytenbach s’était exilé à Paris dès 1961, fuyant la répression et le racisme institutionnalisé de l’Afrique du Sud sous l’apartheid. Sa situation personnelle se complique un peu plus lorsqu’il épouse une Française d’origine vietnamienne. Les mariages mixtes étant interdits en Afrique du Sud, il ne pouvait plus retourner dans son pays sans se faire arrêter. En 1973, il réussit toutefois à obtenir un visa de trois mois pour lui et pour son épouse afin de se rendre en Afrique du Sud pour recevoir un prix littéraire. Une saison au paradis est née de ce premier pèlerinage aux sources.

    Les circonstances de l'écriture du second volume du diptyque sont différentes.
    Engagé dans la lutte contre l’apartheid, Breytenbach retourna clandestinement en Afrique du Sud en 1975 pour établir des contacts avec la branche armée de l’ANC. Il sera arrêté pour terrorisme et ne sortira de prison qu’en 1982 avant d’être expulsé vers Paris. Autorisé ensuite à de séjours surveillés, il dut attendre le démantèlement du régime pour pouvoir revenir dans son pays en toute liberté. C’est pendant un nouveau voyage qu’il effectua en février 1991 dans une Afrique du Sud libérée du fléau du racisme institutionnalisé que Breytenbach rédigea Retour au paradis. Il s’agit d’un texte hétéroclite, à mi-chemin entre poème en prose et méditations, riche en digressions et magnifiquement écrit, même si la tonalité de l’ensemble est sombre tout comme l’est la vision de l’auteur sur l’avenir de son pays.

    Paradis retrouvé et perdu de Breytenbach

    Un sentiment de désenchantement et de désillusion profonde traverse l’ouvrage de part en part. D’une certaine façon, ce livre est le récit de paradis retrouvé et perdu de Breyten Breytenbach. Paradis retrouvé, car avec l’abolition de l’apartheid, puis la libération de Nelson Mandela, l’Afrique du Sud s’est donné les moyens politiques pour se renouveler. L’on imagine la satisfaction immense que ces événements ont pu procurer au poète, qui était devenu une figure emblématique de la lutte contre l’apartheid. Le pays était bel et bien engagé dans un processus de transition.

    Pourtant, comment ne pas ressentir en lisant Retour au paradis, construit comme un carnet de route, que la nouvelle Afrique du Sud en train d’émerger des décombres de l’apartheid n’inspire à l’auteur qu’une confiance limitée ? Alors que ses anciens amis s’enthousiasment pour le processus démocratique en cours, l’auteur s’interroge sur l’absence de communication entre Noirs et Blancs, sur le cynisme des politiciens face à la montée de la violence qu’ils ont parfois eux-mêmes orchestrée, que ce soit pour garder le pouvoir ou pour y arriver.

    Il s’appuie sur les articles de presse pour rappeler les quatre vérités : un pays en proie à une guerre civile larvée, tortures policières, banditisme, hommes et femmes lynchés, lapidés, poignardés. « La violence perce un peu, dans les journaux du pays, comme du sang qui traverse un pansement », écrit Breytenbach, avant de s’interroger : « Qu’est-il arrivé à la révolution ? »

    « Un oiseau de malheur »

    Le portrait lourd de désillusions que brosse de son pays renaissant le poète exilé témoigne surtout d’une grande lucidité et d’une compréhension en profondeur des enjeux des mutations en cours en Afrique du Sud post-apartheid.

    Dans son livre, Breytenbach raconte la dispute qui l’a opposé pendant son séjour sud-africain à l’un de ses plus proches amis qui l’accusa d’être « un oiseau de malheur venu ici pour avoir la satisfaction d’une haute et saine indignation morale ». Une accusation que le poète qui est aussi peintre a fait sienne en se représentant sur la couverture de son livre en oiseau chevauché par un gnôme, survolant son paradis perdu.

    Un oiseau de malheur que Nelson Mandela aurait pourtant aimé avoir à ses côtés, comme en témoigne l’appel que le chef de l’ANC lui lança lors de son passage à Paris, après sa libération en 1990 : «  Je suis venu te chercher pour te ramener chez nous. » Breytenbach a préféré rester un exilé.


    Retour au paradis : journal africain,

    par Breyten Breytenbach.

    Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau.

    Editions Grasset,

    332 pages.
     

    Sun, 30 Aug 2020
  • 39 - «Le Fils d'Agatha Moudio», par Francis Bebey

    Le Fils d’Agatha Moudio est le premier roman de Francis Bebey, qui a été journaliste, musicologue avant de venir à la littérature. Il était contemporain des premiers grands romanciers du Cameroun tels que Mongo Beti ou Ferdinand Oyono. Évoquant de manière décomplexée l’Afrique sous la colonisation, le roman a connu un grand succès populaire et a été traduit en anglais, allemand et polonais.

    Le Fils d’Agatha Moudio, c’est le roman d’un conteur et d’un musicien. L’auteur, le Camerounais Francis Bebey, est connu en tant que musicien, musicologue, chanteur, parolier. Tout le monde connaît sa chanson Agatha : « Ne me mens pas… Ce n’est pas mon fils… tu le sais bien… ce n’est pas mon fils, même si c’est le tien… ». C’est d’ailleurs l’argument de son roman Le Fils d’Agatha Moudio, qui raconte l’histoire d’une femme noire, mariée à un homme noir, et qui donne naissance à un enfant… café au lait. Le roman de Francis Bebey évolue autour de ces événements qui se déroulent dans une société traditionnelle africaine.

    Ce roman a fait la réputation de l’auteur comme romancier, chroniqueur hors pair de la vie africaine. Publié par un éditeur camerounais et pas par un éditeur parisien, Le Fils d’Agatha Moudio a connu un grand succès populaire en Afrique. Réédité plusieurs fois, il a été couronné par le Grand prix littéraire de l’Afrique noire. Francis Bebey a commis d’autres romans, cinq en tout, mais son nom reste associé au Fils d’Agatha Moudio qui est même entré dans le curriculum des écoles de son pays.

    Raisons du succès

    Son succès, ce roman le doit au traitement original de son sujet par l’auteur. Francis Bebey fait partie de la première génération de romanciers africains post-coloniaux. Le roman paraît en 1967, sept ans après l’indépendance du Cameroun survenue le 1er janvier 1960. L’une des missions de cette génération d’écrivains était de renouveler la perspective narrative africaine et de contribuer à l’œuvre de la construction nationale en cours en recentrant le discours narratif sur le pays, sur l’Afrique. C’est ce que fait admirablement Francis Bebey dans ce premier roman en campant son récit dans un village traditionnel de pêcheurs qui s’appelle Bonakwan, situé dans la proche banlieue de Douala, sur les rives du Wouri.

    L’histoire se déroule pendant la période coloniale, « au carrefour des temps anciens et modernes », comme l’écrit l’auteur, mais la colonisation, les rapports Blancs-Noirs sont marginalisés ou mis en perspective, avec la focalisation du récit portant essentiellement sur la vie intérieure au sein de la société africaine. L’objectif de l’auteur est de raconter la vie au quotidien d’un peuple millénaire qui tente de s’adapter aux mutations de la vie moderne, ainsi qu’aux effets de la colonisation sans sacrifier la vision, la philosophie qui font la cohérence de cette société.

    Le roman s’ouvre sur une scène de confrontation avec des chasseurs blancs venus chasser des singes dans la forêt attenant au village. Les villageois ne voient pas d’un très bon œil cette intrusion et demandent au chef du village de réclamer aux Blancs un dédommagement financier. Le chef hésite. Comment demander de l’argent à ces gens qui commandent « toi, moi, tous les habitants du village, notre forêt, notre rivière, notre fleuve et tous les animaux et tous les poissons qui y vivent » ? Alors que le chef tarde à transmettre la demande des villageois, Mbenda, un jeune du village, plus courageux et moins complexé que les autres, prend à partie les chasseurs et les oblige à payer leur dû aux villageois. Son intrépidité vaudra à Mbenda, héros-narrateur du récit, une assignation à des travaux collectifs. Ce rapport de force entre dominants et dominés, certes encore fragile, n’aura pas d’impact sur la suite de l’intrigue.

    Les amours de Mbenda

    Le récit tourne autour des déceptions amoureuses de Mbanda, le jeune homme qui avait tenu tête aux chasseurs blancs. Mbenda est amoureux de la plus belle fille du village, Agatha Moudio, et il veut l’épouser. Or Agatha n’a pas bonne réputation dans le village : on l’a vue traîner dans le quartier européen. Elle coucherait avec les Blancs, disent les mauvaises langues. La mère de Mbanda ne veut pas d’une belle-fille de mauvaise vie et pousse son fils à épouser sa promise, Fanny. Le jeune homme cède devant les insistances de sa mère, mais sa passion pour Agatha est si forte qu’il ne peut l’oublier. Même marié, il continuera à la fréquenter et finira par l’épouser aussi, la polygamie état tolérée dans sa communauté.

    Ce mariage aurait pu servir de dénouement au roman, mais une nouvelle crise vient assombrir le bonheur de Mbenda lorsqu’Agatha met au monde un enfant métis. Le récit se clôt sur ce nouveau drame dont la résolution sur un mode totalement dépassionné témoigne de la sophistication et la maturité de la société traditionnelle africaine, qui est le véritable protagoniste du roman de Francis Bebey.

    Trois raisons pour lire ou relire Agatha Moudio

    Simple, subtil et profond, voici les trois mots qui viennent à l’esprit lorsqu’on veut qualifier ce livre. Le plaisir du texte naît du mariage réussi de la simplicité de l’intrigue et la subtilité de la narration teintée d’ironie propre à un conteur, auxquelles s’ajoute une compréhension de la vie et de la condition humaine qui relève de la sagesse ou de la maturité tout simplement. On est plus proche dans ces pages d’un conte moral que d’un roman, plus proche d’un Maupassant ou d’un Amadou Hampâté Ba que d’un Flaubert ou d’un Kourouma. On en sort éclairé, agrandi et pacifié, trois raisons qui justifient la lecture ou la relecture du Fils d’Agatha Moudio.

    Le Fils d’Agatha Moudio, par Francis Bebey.

    Editions Clé,

    Yaoundé,

    1967

     

    Sat, 29 Aug 2020
  • 38 - «Les Rochers de Poudre d’Or» par Nathacha Appanah

    Née à l’île Maurice, Natacha Appanah a travaillé dans l’édition, la publicité et la presse, avant de se lancer dans l’écriture. Considérée aujourd’hui comme l’une des écrivains majeurs de Maurice, la romancière a à son actif neuf livres aux tonalités très différentes. Ses thématiques vont des heurs et malheurs de son île natale aux enfants fugueurs à Mayotte « impatients d’échapper à la gravité de leurs destins », en passant par les dysfonctionnements passionnels au sein des familles en France où l’écrivain vit depuis 1998.

    Pour nombre d’admirateurs de Natacha Appanah, le nom de cette auteure reste associé à tout jamais à son premier roman Les Rochers du Poudre d’Or (2003), qui raconte avec maîtrise et maestria le parcours plein d’illusions des premiers travailleurs engagés indiens venus chercher fortune dans l’« Eldorado » mauricien.Ce roman a effectivement un fort caractère historique, nourri sans doute d’une documentation précise sur l’histoire de l’île, sa géographie et ses mœurs au début du XIXe siècle lorsque, suite à l’abolition de l’esclavage, les colonisateurs britanniques ont fait venir à Maurice des travailleurs indiens sous contrat pour remplacer les esclaves dans les plantations.

    Premier roman en français sur l’engagisme

    Les Rochers de Poudre d’Or est le premier roman mauricien de langue française à traiter du drame des travailleurs indiens engagés.Le mot « engagé » vient de l’« engagisme », le nom par lequel le travail sous contrat est désigné. Natacha Appanah relate dans ce roman avec beaucoup de réalisme comment en promettant monts et merveilles, les agents du gouvernement colonial réussissaient à persuader les Indiens pauvres de s’embarquer pour l’Eldorado mauricien, qui se révèlera un enfer esclavagiste. Il serait toutefois inapproprié de réduire ce roman à sa seule dimension historique car il s’agit ici avant tout d’une œuvre de fiction et d’imagination.

    Le roman Les Rochers de Poudre d’or est également nourri de légendes et de mythes liés à l’arrivée sur l’île des Indiens, qui constituent aujourd’hui la communauté majoritaire, communauté dont la famille de l’auteur est issue. « J’ai entendu des histoires d’engagés toute mon enfance », se souvient Natacha Appanah qui reconnaît s’être beaucoup inspirée de ces légendes familiales pour écrire son roman.

    Une des légendes estcelle qui est inscrite dans le titre même de l’ouvrage. Aux dires des spécialistes, les recruteurs murmuraient dans les oreilles des miséreux du fin fond de l’Inde qu’il suffisait de soulever les rochers pour trouver de l’or dans cette île mystérieuse et clémente. Et le tour était joué. Beaucoup ont cru à ces légendes, tout comme les protagonistes du roman de Natacha Appanah.

    Personnages

    On suit dans ces pages le parcours de quatre personnages : un exilé volontaire sur les traces de son frère, un « paysan meurtri par la misère et la domination des propriétaires terriens », un candide joueur de cartes et la fascinante Ganga, veuve au sang royal qui a fui le bûcher funéraire de son mari auquel sa religion la condamnait. Alpagués par les affabulations des recruteurs sans scrupules, ils rejoignent d’autres Indiens entassés dans les cales de l’Atlas voguant inexorablement vers leur destin de servitude. Comme ils ne savent pas encore ce qui les attend de l’autre côté de l’océan, les pauvres se mettent à rêver.

    Ils rêvent « d’un port riche », « des sacs repus de riz, d’épices et de sucre », et des champs de « cannes en fleur bougeant dans le vent pour les saluer ». La réalité se révèlera beaucoup moins romantique, voire cruelle. Dans les plantations de Poudre d’Or, les destinées vont se nouer et les rêves ne tarderont pas à se dissiper. Soumis à la dure loi du contremaître au fouet facile, ces hommes et femmes passeront leur vie à trimer et ne reverront plus jamais leur pays natal. Alors, dans leurs boxes misérables, alignés dos à dos à la lisière des plantations d’où ils aperçoivent par journées claires le bleu de la mer lointaine, les Ganga, les Das, les Chotty, les Badri apprennent à oublier le passé et vivre avec le désespoir.

    Le roman des origines

    Malgré sa description plutôt sombre des relations découlant de la domination et de l’esclavage, l’univers de Natacha Appanah n’est pas tout à fait dépourvu d’espoir. Organisé autour de parcours individuels, imbriquant habilement les drames des personnages fictionnels et les étapes mouvementées de l’histoire de l’île Maurice (passage de cette possession française sous souveraineté britannique au XIXe siècle, fin de l’esclavage et arrivée massive des travailleurs indiens qui remplacent les esclaves dans les champs), ce roman ambitieux raconte en fait la naissance de la nation mauricienne. L’auteur descend dans les ténèbres des origines, pour saisir derrière le chaos originel les voix, les tensions, les aspirations, les déceptions et les peurs fondatrices de l’identité du peuple de Maurice.

    Pour Natacha Appanah, cette plongée dans le passé est aussi une opportunité pour explorer la montée inexorable de la liberté dans ] la conscience nationale, dont témoignent les propos que tiennent en fin de texte les travailleurs engagés dépossédés de leur passé et de leurs rêves. « Nous sommes un peuple sans racines, mais la mer nous appartient. La lumière nous appartient », affirment-ils. Leur défiance n’est pas sans rappeler celle du personnage mi-humain mi animal de Caliban dans La Tempête, l’ultime pièce de Shakespeare devenue emblématique de la révolte post-coloniale et à laquelle le roman fait référence. Riche en réminiscences littéraires et historiques, la narration de Natacha Appanah est également admirablement servie par une écriture poétique et émouvante, ce qui fait de ce premier roman une réussite totale.

    Les Rochers de Poudre d’Or, par Nathacha Appanah. Editions Gallimard, 2003. Disponible en poche, collection « Folio ».

    Sun, 23 Aug 2020
  • 37 - La Maison de la faim, par Dambudzo Marechera

    Né en 1952 et disparu à 35 ans d’une maladie liée au sida, le talentueux romancier zimbabwéen Dambudzo Marechera représente un moment de fulgurance éphémère dans la littérature de langue anglaise. Il a laissé derrière lui cinq ouvrages, dont le plus connu est La Maison de la faim. C’est un recueil de récits iconoclastes, aux accents autobiographiques, avec désespoir pour seul horizon d’attente. 

    La Maison de la faim est un grand roman sur le Zimbabwe, sous la plume de l’un de romanciers africains les plus talentueux de ces dernières décennies. Son auteur, Dambudzo Marechera, né en 1952, était un écrivain rebelle. A mi-chemin entre Lautréamont et Rimbaud, il fut une sorte d’enfant terrible des lettres zimbabwéennes. Auteur de cinq romans d’une grande originalité d’écriture, mort du sida à 35 ans, l’homme a traversé le firmament littéraire comme une météorite.

    Un roman prophétique

    Paru en 1978, La Maison de la faim était le premier roman de Marechera, un roman qui fascine à cause de son écriture puissante et moderniste et son portrait saisissant du Zimbabwe colonial, claustrophobe et oppressant. La situation du pays n’a pas changé après l’indépendance. Au contraire, l’oppression s’est renforcée sous le régime de Robert Mugabe dont la politique autoritaire et sans vision d’avenir a réussi à transformer le Zimbabwe, autrefois le grenier à céréales du continent africain, en littéralement « une Maison de la faim ». Indépendant depuis 1980, ce pays a connu la famine, la dictature et le désespoir.  C’est parce que Dambudzo Marechera avait su anticiper ce processus, tout en dénonçant l’oppression coloniale, que son roman est devenu un livre culte dans son pays où il est effectivement considéré comme un ouvrage « prophétique ».

    Paradoxalement, si la jeune génération zimbabwéenne aspirant à la liberté et la modernité se reconnaît dans la révolte de Marechera contre une société policée et patriarcale, son roman emblématique n’est pas pour autant très lu par ces jeunes. Cela s’explique par l’écriture torturée et fragmentaire de cet auteur, cheminant entre les souvenirs du passé et les événements du présent sans progression chronologique. La Maison de la faim qui met en scène des prostituées, des marginaux, des exclus de la société est représentatif de l’univers de son auteur.

    Cette radicalité de fond et de forme qui caractérise la narration de Marechera avait entraîné pendant un temps l’interdiction de ses ouvrages dans le Zimbabwe indépendant. La vision anarchiste et nihiliste de cet écrivain rebelle était incompatible avec l’appétit de pouvoir et d’enrichissement de la nouvelle classe dirigeante.

    Roman ou nouvelle ?

    La Maison de la faimn’est pas tout à fait d’un roman, mais une longue nouvelle ou « novella » parue d’abord dans une anthologie de nouvelles. Cette « novella » qui donne son nom au recueil, est un récit autobiographique sans concession avec pour cadre la vie dans un bidonville noir sous un régime ségrégationniste.

    « J’ai rassemblé mes affaires et je suis parti », ainsi s’ouvre le récit, raconté par un protagoniste-narrateur qui est l’alter ego de l’écrivain. Il est animé par le dégoût de la vie, rongé par le désespoir et la crainte de la folie qui le guette. Or il ne peut échapper à l’horreur ambiante car cette Maison de la faim qu’il veut fuir n’est pas une réalité extérieure, mais la métaphore des limites sociales et politiques que le personnage a intériorisées. « A présent la Maison est devenue mon esprit ; et je n’apprécie pas les bruits qu’on entend sur les toits », se lamente le protagoniste. C’est la force poétique de cette métaphore, doublée de la légende qu’est devenue la vie rebelle de Marechera, qui explique la réputation quasi-mythique dont jouit son roman, surtout parmi l’intelligentsia.

    Une vie de rebelle

    Marechera n’est pas un écrivain comme les autres. L’homme était un écorché vif. Il a grandi dans un township minable, et n’oublia jamais la misère et les humiliations qui furent son lot quotidien. Doté d’une intelligence hors du commun, il étudia dans une école missionnaire puis à l’université de Rhodésie, dont il fut expulsé pour avoir participé à une manifestation d’étudiants contre la discrimination. Cela ne l’empêchera pas d’intégrer quelques années plus tard la prestigieuse université d’Oxford avec une bourse, mais il en sera expulsé aussi pour comportement anarchique.

    Suivra une période de descente aux enfers, avec pour seuls compagnons le whisky et le cannabis. C’est pendant cette période, alors qu’il était devenu immigré clandestin en Angleterre, que Marechera rédigeaLa Maison de la faim. Acclamé à sa sortie comme un chef-d’œuvre de l’écriture moderniste et joycienne, l’ouvrage fut couronné par le prestigieux prix de premier roman décerné par The Guardian. A ses détracteurs qui le critiquaient pour son nihilisme «  si peu Africain », il répondra, fidèle à son parler cru : «  si vous êtes un écrivain pour une nation spécifique ou pour une race spécifique, alors allez-vous faire voir  ».

    La Maison de la faim, par Dambudzo Marechera. Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Evette et Xavier Garnier. Editions Dapper, 266 pages, 8,84 euros.

    Sat, 22 Aug 2020
  • 36 - «Verre cassé» d'Alain Mabanckou

    « Le Congo est toujours mon point d’inspiration, le pays qui bat dans mon cœur », aime rappeler Alain Mabanckou, écrivain originaire du Congo-Brazzaville et l’un des écrivains africains les plus marquants de sa génération. Poète, romancier, essayiste, polémiste, professeur de littérature française aux États-Unis, l’homme est l’auteur d’une œuvre protéiforme, qui a remporté de nombreux prix littéraires prestigieux. Publié en 2005 et couronné par le prix des Cinq continents, son cinquième roman Verre cassé (repris en édition poche chez Points), s’est imposé comme l’un des textes incontournables des lettres africaines contemporaines.

    Alain Mabanckou est sans doute aujourd’hui l’écrivain africain le plus célèbre, comme l’a pu être un peu Alexandre Dumas en son temps. Verre cassé, paru en 2005, est un peu Les Trois mousquetaires d’Alain Mabanckou, qui l’a fait connaître, en le sortant de la confidentialité. Cinquième roman de son auteur, Verre cassé s’est vendu à plus de 150 000 exemplaires, sans compter les traductions en de nombreuses langues.

    Il s’agit d’un roman-monde en français, jouissif et rabelaisien à souhait. C’est à la fois un livre très érudit avec des références littéraires à profusion dans chaque page, mais écrit dans un registre parlé, proche de l’oralité africaine d’une part, et inspiré d’autre part de la révolution du langage littéraire qu’a incarnée Céline qui a fait entrer la langue orale dans la littérature française.

    Mabanckou lui-même reconnaît que l’écriture de ce roman l’a libéré des idées reçues sur l’écriture littéraire africaine. « Quand j’ai écrit « Verre cassé »,raconte-t-il,je ne le savais pas, mais j’étais en train de rompre avec mes tics d’écrivain africain. Ces tics qui veulent que l’écrivain africain soit là pour sauver l’Afrique. Mais la littérature n’est pas là pour sauver un continent ! Elle est là pour exprimer l’imaginaire d’un individu ». C’est ce que fait Verre cassé en étalant sur la place publique l’imaginaire d’Alain Mabancbou, un imaginaire fait de heurs et malheurs du Congo natal de ce dernier, mais aussi de fêlures personnelles, et, last but not least, de la connaissance intime, qu’a l’auteur des lettres mondiales auxquelles il emprunte idées, structures, jusqu’aux titres des romans insérés comme autant de citations dans ce texte.

    Verre cassé = Schéhérazade

    Il y a quelque chose des Mille et une nuits dans Verre cassé. Ce roman ne raconte pas une seule et unique histoire, mais plusieurs histoires, venues se greffer à la quête identitaire du narrateur, forcément tragique, comme le surnom du personnage éponyme semble le suggérer.

    Personnage central, Verre cassé joue le rôle de Schéhérazade dans le roman. Tout comme la princesse persane, celui-ci est sommé, non pas par un sultan, mais par «  L’Escargot entêté », patron d’un bistrot-bar populaire, de raconter l’histoire de son établissement. « Le Crédit a voyagé », la buvettte en question ne se désemplit pas à cause de son ballon de rouge bon marché. Assidu du bar, Verre cassé, ancien instituteur déchu, prend très au sérieux sa nouvelle mission. Il fait parler les clients les plus fidèles du bar dont il note les confessions sur un cahier de fortune.

    Ces clients s’appellent Mouyéké, Robinette, Casimir, Mompéro, Dengaki. Certains ne sont connus que par leurs surnoms tels que « le type aux Pampers », « Le Loup des steppes », « Diabolique », et d’autres encore… Ce sont des éclopés de la vie, des ivrognes chassés par leurs femmes et des prostituées en fin de course, ou des rescapés d’asiles psychiatriques. Ils fréquentent ce troquet mal famé du quartier des Trois-Cents pour oublier leurs malheurs, mais sont flattés d’avoir été invités à raconter leurs vies qui ont été ponctuées de grands bonheurs et d’exploits vaudevillesques.

    Robinette, reine du concours d’urine

    De quel genre d’exploits s’agit-il ? Des exploits souvent burlesques tels que celui dont se targue la femme alcoolique Robinette au nom prédestiné, reine des concours d’urine de longue durée. La scène du concours est sans doute l’un des passages les plus truculents du livre. Elle pose l’ambiance et situe le roman dans la postérité de Rabelais et de Swift, mettant l’accent sur le comique, le burlesque et le carnavalesque, plutôt que sur l’utopique et l’élégiaque qui ont été longtemps les modes de narration privilégiés de la littérature africaine.

    La narration satirique de l’auteur n’épargne pas non plus le pouvoir politique et religieux. Les pages mettant en scène les vanités et les cruautés des décideurs ne sont pas sans rappeler qu’Alain Mabanckou s’est imposé ces dernières années comme l’un des critiques les plus virulents du régime congolais et d’autres dictatures africaines.

    Or comme l’ont écrit les critiques, l’originalité de ce roman réside moins dans les histoires de misères, de déchéances ou de dictatures que ses personnages racontent, qui ont été maintes fois mises en scène par d’autres romanciers, que dans sa structure innovante et métissée. Conteur hors pair, Alain Mabanckou mêle avec brio les stratégies de l’oralité traditionnelle d’une part et d’autre part  le flux de conscience à la James Joyce ainsi que l’intertextualité, devenus les marques de fabriques de la modernité littéraire.

    Ponctué de citations et de références aux titres des grands textes littéraires, Verre cassé est un véritable hommage à la littérature mondiale, notamment africaine. Se présentant par ailleurs comme un long monologue, ce roman a aussi été qualifié de « livre-torrent à la parole fertile », une impression confortée par l’absence de marques typographiques : ni italiques, ni capitales, ni marques de ponctuation, uniquement des virgules. Enfin, comment ne pas être sensible à l’hommage que rend Mabanckou à la langue française à travers son anti-héros d’instituteur qui, avant son renvoi de l’Education nationale pour non-conformisme pédagogique, n’oublie pas de rappeler à ses élèves que dotée d’une grammaire constituée aussi bien de règles que d’exceptions, le français « n’est pas un long fleuve tranquille », mais « plutôt un fleuve à détourner ».  

    C’est ce foisonnement thématique, doublé d’une intelligence d’écriture, qui explique sans doute le succès populaire que continue à connaître ce roman pas comme les autres.


    Verre cassé, par Alain Mabanckou. Editions du Seuil, 2005, 202 pages (disponible en format poche dans la collection « Points »)

    Sun, 16 Aug 2020
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